LE MONDE
NOUVELOBS.COM | 13.02.2008 | 20:41
Voici le discours de départ qu’Alain Minc a tenu,
lundi 11 février, lors du conseil de surveillance du Monde
qui a entériné son départ ainsi que celui de Jean-Michel Dumay, président de la
Société des rédacteurs. (Celui de Dumay n’a pas été
publié)
"Je vais vous faire un petit topo sans langue de bois, et que ceux qui
seront irrités se disent que c’est une dernière cuillère à l’huile de foie de
morue avant que je disparaisse et qu’il fasse donc un petit effort de patience.
1) Je veux impérativement rendre hommage à Jean-Marie
Colombani, bien au delà du signe d’affection que certains d’entre nous lui
avons envoyé en juillet, et le faire à travers quelques faits. Le Monde
est le seul quotidien qui a connu une augmentation de sa diffusion de 1994 à
2007, pendant les 13 ans de règne de Jean-Marie Colombani, avec 3 nouvelles
formules réussies, 2 dirigées par lui et Edwy Plenel, et une montée par lui et
Eric Fottorino.
C’est lui qui a eu l’idée du Monde interactif, c’est lui qui l’a fait naître,
qui l’a protégé de ceux qui voulaient l’étouffer en l’étreignant, c’est lui qui
n’a jamais plié sur ce point, et c’est lui qui a fait, de ce point de vue, le
plus beau bijou, de l’ensemble.
C’est lui qui a voulu Courrier International, et il m’a ennuyé tous
les matins et tous les soirs pour que j’arrive à l’arracher à Jean-Marie
Messier, avec l’acharnement des entrepreneurs qui ne vous laissent jamais une
seconde de libre. Il a été évidemment une partie importante dans l’affaire du Midi
Libre, et une partie décisive dans l’affaire de PVC, et c’est là qu’on
revient à l’essentiel, les pertes du quotidien ont été financées par:
-25 millions d’euros de dividendes, tirés du Midi Libre
-25 millions d’euros tirés de la cession de la presse informatique
-30 millions de l’immobilier de PVC
-20 millions de la vente de deux participations internet bien choisies
Donc par 100 millions d’euros tirés du groupe. Et nonobstant ces prélèvements,
la valeur des actifs, on l’a bien vu à l’occasion du Midi Libre, est supérieure
à la valeur de départ. Et donc Le Monde n’a vécu que parce que
Jean-Marie Colombani, avec mon soutien, a constitué tout un groupe. C’est
l’inverse de l’information trompeuse, qui équivalait à une publicité
mensongère, sur laquelle la SRM a voté sur Jean-Marie.
Quant à la manière de gouverner de Jean-Marie, quand je vois le bateau ivre des
dernières semaines, je me demande si on peut échapper au Florentinisme et à une
gestion mitterrandienne des hommes. Aussi est-ce quelqu’un qui a fait preuve de
beaucoup de vista, de talent, de volonté, fut-ce avec le zeste de perversité
nécessaire à l’exercice du pouvoir.
2) Pourquoi notre système s’est-il déréglé ?
Colombani et moi, nous l’avons sauvé au moment de la recapitalisation par les
groupes Lagardère, Prisa (Espagne) et La Stampa (Italie) parce que nous avions
la conviction qu’un journal n’est pas une entreprise comme une autre, qu’il
faut un solide contrepouvoir et que dans la culture du Monde, ce doit
être la société des rédacteurs, et les sociétés de personnels. Mais ce qui
était un contrepouvoir s’est voulu pouvoir, puis pouvoir absolu. (Faut-il
rappeler la litanie résumé par une formule d’AG du président de la SRM dans un
humour à la Fouquier Tinville: "tuer tous les six mois, c’est
fatigant". Cela a commencé par Colombani. Le vote était juridiquement
contestable. Nous ne l’avons pas contesté. La présentation sur lequel il a eu
lieu -je l’ai dit- était biaisée, et enfin c’est oublier que Jean-Marie a eu la
majorité relative chez les journalistes, une majorité écrasante chez les
cadres, et les employés. Ce qui fait que si l’on considère qu’une voix égale un
homme, et que la voix d’un journaliste n’est pas humainement supérieure à celle
d’un cadre, il avait plus de 50% des voix de l’entreprise. Ce qui n’est pas si
mal après treize ans de l’exercice du pouvoir. Donc si son éviction est
juridiquement incontestable, la légitimité était demeuré de son côté.
Pour ce qui me concerne, on a monté une cabale politique, avec des pétitions
qui ont été organisées, une médiatrice qui n’en a que le nom. L’élégance aurait
été très simple si on n’était pas dans un processus d’élimination. C’était de
dire: plus les divergences idéologiques entre le président du conseil de
surveillance et le journal sont grandes, plus les témoignage de notre liberté
est fort.
Mais la litanie ne s’est pas arrêtée là puisque j’ai reçu la visite de Monsieur
Dumay, m’expliquant qu’Eric Fottorino ne servait à rien et qu’il fallait en
débarrasser le directoire. Et puis enfin il y a eu l’épisode visant à faire
disparaître Bruno Patino, et là la suite est connue.
Donc il n’y a de solution, en réalité, que dans le retour au contrepouvoir.
Pour ce qui concerne les autres actionnaires, la société des employés et des
cadres ont dérogé à ce qui était leur tradition dans ce journal. C’est souvent
la société des employés qui a sauvé ce journal en résistant aux poussées d’acné
juvénile des rédacteurs. Et quant à la société des cadres, elle était jusqu’à
présent dans une position où tout à la fois proche des personnels, elle était
néanmoins sensibles aux impulsions, et aux réflexions de la direction, et était
donc un facteur d’équilibre. Dès lors qu’elle s’appuie sur la société des
rédacteurs, le déséquilibre devient intolérable. Quant aux actionnaires de PVC,
ils ont été sensibles au charme du chanteur de flûte Dumay. Ils n’ont jamais
pris leur autonomie et n’ont jamais tenu compte de leur vrai poids qui était
tout à fait considérable.
Si on parle des autres actionnaires: la société Hubert Beuve-Méry (du nom du
fondateur du Monde, ndlr) et la société des lecteurs. Ce sont des
actionnaires qui ont un problème de légitimité, car l’association Hubert
Beuve-Méry a une constitution qui serait celle de la Ve République, avec
l’amiral Philippe de Gaulle comme Président à vie du Conseil constitutionnel,
et Micheline Chaban Delmas, comme présidente à vie du Conseil économique et
social. C’est quand même une étrange Constitution.
Et quant à la société des lecteurs du Monde que j’ai créée, elle me
fait penser à une association qui existe au Club Méditerranée, que l’on appelle
le Millenium, c’est-à-dire, les gens qui viennent au Club depuis 40 ans, qui
sont très exigeants et complètement à côté de la plaque par rapport aux besoins
des nouveaux clients. Or, la société des lecteurs du Monde a tellement vieilli
que c’est l’un des rares endroits où je suis encore un benjamin.
Quant à mes amis les actionnaires-partenaires, ils vont devenir, avec
l’évolution, de plus en plus des "trusties". Or, s’ils deviennent des
"trusties", il faut qu’ils réfléchissent à leur renouvellement. Je
leur rappelle qu’on a dû modifier les statuts de quatre sociétés pour les
maintenir en fonction, puisque quatre d’entre eux avaient dépassé l’âge de 65
ans.
3) La recapitalisation
Les choses sont absolument simples. Le contexte publicitaire s’est dégradé. Il
suffit de regarder les résultats du Figaro. Donc aujourd’hui, soit le
journal reprend la direction d’une vente des bijoux de famille pour financer
les pertes du quotidien, et alors c’est une attitude complètement suicidaire
compte tenu de ce que j’ai dit précédemment. C’est le groupe qui a fait vivre
le quotidien et je suis absolument convaincu que Louis Schweitzer ne validera
jamais une stratégie suicidaire.
La recapitalisation est inévitable. Les choses sont très simples. Quand Prisa
et Lagardère sont entrés, ils ont accepté de n’avoir aucun pouvoir pour partie
à cause de la confiance qu’ils avaient en Colombani et moi, mais à une seule
condition que si le capital évoluait, ils soient incontournable, que personne
d’autres ne puissent entrer dans leur dos. Donc s’ils ne passent pas leur tour,
ils sont au cœur de la recapitalisation, et ils ont décidé de ne pas passer
leur tour.
Deux possibilités: ou bien vous faites vite la recapitalisation, c’est-à-dire
quelque chose qui tourne autour de la conversion des obligations remboursables
en actions et une petite augmentation de capital, et vous économiserez 4,5
millions d’euros, c’est à-dire cinquante emplois, et je rappelle à ceux qui
sont présents qui sont les moins menacés que cinquante emplois, c’est beaucoup,
et que cela mériterait un peu d’attention. Et vous le faites de la part de
Prisa et Lagardère, ils l’ont exposé à la Société des rédacteurs du Monde
qui s’est bien gardée d’en tenir informé ses propres mandants, un schéma
équilibré qui maintenait les droits sur la rédaction comme l’a dit d’ailleurs
Juan Luis Cebrian à l’Express, mais en lui enlevant ses droits
managériaux sur l’entreprise. Soit vous attendez et cela aura deux
conséquences. Le plan social sera plus dur et donc cette politique de
gribouille coûtera cinquante emplois supplémentaires. Et évidemment Prisa et
Lagardère seront moins généreux des droits qu’ils laisseront à la Société des
rédacteurs.
4) Enfin je vais déroger à la règle pour la première fois en
23 ans, et je vais vous dire un mot du journal. Et je le ferai au nom d’une
familiarité que j’ai quand -même avec l’écrit puisqu’avec 30 bouquins au
compteur, je me suis amusé à calculer que j’ai écrit plus de livre dans ma vie
qu’aucun journaliste du Monde n’en écrira jamais et qu’en ayant vendu plus de 3
millions d’exemplaires de ces bouquins, je crois que je sais aussi ce qu’attend
un lectorat.
De ce point de vue, j’ai deux préoccupations majeures. Du temps d’Edwy Plenel,
le journal était chaud et souvent faux. Il est devenu désormais froid et
toujours vrai. C’est un magazine quotidien, et un quotidien ne peut pas
ressembler à un magazine. Il y a là un problème majeur en termes de présence
sur l’évènement, de chaleur, d’investigation. Un quotidien exige une
information toujours chaude, surtout le soir. Je considère que les débats sont
marqués par un certain populisme universitaire. Je préfère lire dans les pages
Débats les traductions de la chronique de Mario Vargas Llosa dans El Païs, de
Timothy Gardon Ash dans The Guardian ou d’Alessandro Baricco dans la Repubblica
plutôt que je ne sais quel point de vue du Prof de Toulouse 28.[voir Le major Minc et Toulouse 28]
Enfin puis-je dire du bien de Louis Schweitzer, au risque de le compromettre
aux yeux de certains ? Je le connais depuis l’inspection générale des finances,
depuis 33 ans. Je le connais depuis plus longtemps qu’aucun de mes amis ici à
la table. C’est plus qu’un ami. C’est un homme équanime, lucide et courageux.
C’est une chance pour le monde et j’espère que le retour au bons sens lui
donnera l’état de grâce nécessaire pour d’une part parrainer le plan de redressement
et d’autre part mener le plan de recapitalisation et son corollaire, la
réécriture de la gouvernance".