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EXPRESS.fr du 26/02/2008

Eric Fottorino

''Le Monde doit rester indépendant''

Bruno Abescat, Renaud Revel

Il rêvait de devenir coureur cycliste. Le voici patron de presse et romancier. Au terme d'une crise retentissante, Eric Fottorino, 47 ans, arrive à la tête du groupe Le Monde. En tant que président du directoire, il «règne» sur 1 700 employés et des publications telles que Télérama, La Vie, Courrier international et, bien sûr, Le Monde, où il a gravi les échelons comme journaliste. Moins «politique» que l'ex-directeur Jean-Marie Colombani, il est confronté à un double défi: assurer l'avenir économique du groupe et préserver l'indépendance du Monde, dont les plus puissants actionnaires (le français Lagardère, l'espagnol Prisa) devront peut-être renflouer les caisses. Il dévoile ici certains de ses projets.

Bio express

26 août 1960: Naissance à Nice.
1982: Journaliste à La Tribune.
1986: Entre au Monde (service Economie).
1995: Grand reporter.
1998: Rédacteur en chef des pages Enquête.
2001: Participe au grand prix Midi libre (course cycliste).
2005: Nouvelle formule du Monde.
2007: Prix Femina pour Baisers de cinéma. Il a écrit d'autres romans (Caresse de rouge, Korsakov...).
2008: Président du directoire du groupe Le Monde.

"Qu'avez-vous ressenti en prenant la tête du journal en juin, puis du groupe en janvier?

Un peu d'incrédulité. De la fierté, de l'émotion. Une sorte de doute immense - mais pas du tout paralysant - au moment d'entraîner avec moi toute cette maison pour arriver à inventer les chemins de l'avenir. A titre personnel, j'ai cette obsession de prendre les bonnes décisions. Quelquefois, c'est un peu vertigineux. Mais l'envie a dû rester plus forte que la peur...

Vous arrivez à la direction du groupe après une crise au cours de laquelle les journalistes se sont violemment opposés au conseil de surveillance, présidé alors par Alain Minc. Quels enseignements en tirez-vous?

Il faut que chacun joue son rôle, ni plus ni moins. Y compris la Société des rédacteurs [Au Monde, celle-ci est l'actionnaire de référence]. Je suis tout à fait disposé, c'est normal, à entendre ses représentants, mais dans le concert de tous les actionnaires et pas plus que d'autres. Je voudrais rappeler une chose: si je n'avais pas pris mes responsabilités, il y aurait aujourd'hui un administrateur provisoire qui aurait fait peu de cas des sociétés de personnel, quelles qu'elles soient. Par mon action, je leur ai permis de se maintenir dans le paysage historique de cette maison. Certes, il y a eu des blessures d'amour-propre, mais il fallait considérer l'intérêt supérieur.

Après cette crise, vous êtes le seul survivant de l'ancien directoire...

Dès lors que je considérais qu'il y avait des choix à faire, je les ai assumés. Je ne suis pas quelqu'un de complaisant. L'enjeu était trop important. Nous traversions une période qui pouvait être funeste au groupe. Dans cette partie compliquée, j'ai fait au mieux.

Vous avez tout de même un profil atypique, si l'on regarde l'histoire du Monde...

Jusqu'à présent, cela a été plutôt un atout. Si l'on considère l'histoire récente du quotidien, il y a eu un grand journaliste international, André Fontaine, qui a dirigé le journal, puis un grand journaliste politique, Jean-Marie Colombani, qui a constitué le groupe. Moi, je suis plutôt un saltimbanque. Je viens un peu de nulle part, j'ai été reporter, je suis romancier, j'ai plus inscrit mon action au Monde individuellement que collectivement. Tout a changé pour moi, en réalité, avec la nouvelle formule du quotidien, en 2005, celle qui a redonné de l'espoir. Maintenant, je me sens investi d'une obligation de résultats. J'insiste sur cette expression.

Le fait d'être moins «politique» que Jean-Marie Colombani n'est-il pas un handicap?

Je dirais plutôt le contraire. Nous avions auparavant une gestion qui était devenue trop politique. Moi, je voudrais vraiment instaurer la compétence et le talent comme étant l'alpha et l'oméga de la prise de décision. La décision, courte, rapide, concertée bien sûr, mais tranchée. Mes choix seront fondés sur la compétence, pas sur les connivences et encore moins sur le sectarisme.

L'image du journal n'a-t-elle pas été profondément atteinte par cette crise?

Bien sûr. Mais, aujourd'hui, une page nouvelle s'ouvre. Tous les organes dirigeants ont été renouvelés. Louis Schweitzer est à la tête du conseil de surveillance. J'ai pris la présidence du directoire avec David Guiraud, venu des Echos. J'espère que nous entrons dans une période de stabilité, pour creuser un sillon et obtenir des résultats.

Quelle est la situation financière du groupe?

Les résultats ne sont pas arrêtés. Ils le seront fin mars. Mais ce que je peux vous dire, après la cession de Midi libre, c'est que nous avons quasi résorbé notre dette bancaire.

Vous afficherez tout de même encore des résultats déficitaires cette année. Quand espérez-vous présenter un bilan à l'équilibre?

Si nous parvenions à cet objectif dans trois ans, ce ne serait déjà pas mal.

Entre les tenants de la sanctuarisation du titre Le Monde et ceux qui sont favorables au développement du groupe, où vous situez-vous?

Clairement dans la consolidation du groupe. Si nous étions entrés dans une logique «le journal et rien que le journal», nous serions morts à terme. Nous sommes une communauté de titres, avec des sites numériques, et, avec toutes les équipes, nous devons aller chercher les contenus qui feront l'audience de demain. Nous avons réussi cela avec le quotidien. Le Monde 2 prépare une nouvelle formule. Le Monde diplomatique aussi, La Vie vient de lancer la sienne... Il nous faut libérer les talents, les énergies et travailler ensemble, décloisonner.

Il n'y aura donc pas d'autres cessions de titres?

Aucune cession n'est prévue à ce jour. On garde nos titres phares et on aide à restructurer ceux qui se trouvent en difficulté.

Avez-vous tout de même des projets?

J'aimerais constituer un pôle de développement avec une pépinière de projets. En direction de la petite enfance et de l'adolescence, par exemple. J'aimerais aussi que nous développions certains de nos contenus en anglais et dans d'autres langues. Après tout, nous sommes déjà le quotidien français le plus vendu à l'international: 10% de nos ventes se font à l'étranger. Pour Libération, c'est 3%, et pour Le Figaro, moins de 2%. Notre journal continue donc à avoir un rayonnement, tout en renouvelant son lectorat. Plus de 20% de nos lecteurs ont moins de 25 ans. Ce taux n'atteignait pas 10% en 2005. Cela s'explique en partie par l'adhésion à la nouvelle formule, plus vivante, plus attrayante, moins idéologique aussi, que la précédente.

Mais où comptez-vous faire des économies?

Je le répète: il n'y aura pas de cession d'actifs. Pour le reste, je réserve aux personnels et aux partenaires sociaux la présentation des mesures d'économie que nous devrons faire. Il faut réduire les coûts, partout où cela est possible, mais sans toucher à la force vive, c'est-à-dire la création de journaux très différents les uns des autres. Cela veut dire quoi, concrètement? Instaurer une culture et une dynamique de groupe. Nous avons déjà commencé, avec une réflexion sur le marketing publicitaire, l'informatique ou encore la gestion. Je veux aussi en finir avec l'idée selon laquelle il y aurait Le Monde, qui n'a pas eu une gestion vertueuse, et tous les autres titres, obligés de payer pour lui. Ce journal a des efforts à faire. Nous allons ouvrir tous les dossiers, toutes les portes, et définir un calendrier des urgences. Un premier conseil de surveillance se tiendra vers la mi-mars. D'ici à la fin du mois, nous aurons arrêté les grandes mesures de ce plan, sans atermoiements.

Cela veut-il dire que vous devrez recourir à une recapitalisation?

Je ne dis pas cela. J'estime simplement que ce plan permettra d'ouvrir le dossier de la recapitalisation de façon plus sereine. Je demande donc à nos actionnaires de nous faire confiance pour les trois mois à venir afin de montrer comment nous allons reprendre une gestion vertueuse et volontariste. Il est malsain d'annoncer à des associés: «On va recapitaliser pour que vous remboursiez nos dettes.» Il est plus stimulant de leur présenter des projets de développement.

Mais comment obtenir leur soutien tout en préservant votre indépendance?

Le Monde est un journal et un groupe de journalistes qui a toujours tenu à distance les actionnaires. Pendant plus de vingt ans, il a vécu avec un capital émietté. Les actionnaires étaient présents mais plutôt passifs. Par rapport à cette culture encore solidement ancrée dans les esprits, les pas que j'ai faits ces derniers temps sont importants. Certains me l'ont d'ailleurs reproché. Mais je les assume parce que je sais qu'il y aura des compromis à trouver entre la communauté de journalistes et les actionnaires capitalistes. Pour que cette discussion se fasse dans de bonnes conditions, il ne faudra pas que le groupe soit dans une situation trop faible. Il doit donc reprendre des forces avant de discuter dans une meilleure posture.

L'idéal serait-il de conserver un tour de table élargi, avec notamment Lagardère et le groupe espagnol Prisa?

Il est évident qu'aucun actionnaire ne doit devenir dominant. Si l'un d'eux pouvait dire demain «Le Monde, c'est moi», ce serait très problématique. Nous devons impérativement préserver notre indépendance. Il en va de notre image de marque et de notre crédit. Mais il existe encore des marges de progression de l'actionnariat sans remettre en question notre identité. Vous savez, je ne diabolise pas Lagardère. J'ai une discussion adulte avec ce partenaire important et fidèle. Comme Prisa, il doit être considéré à la fois pour ce qu'il nous a apporté et pour ce qu'il pourrait nous apporter à l'avenir. Je ne vais pas faire semblant d'agir comme si Lagardère n'était pas là. Entre nous, c'est un dialogue constructif où chacun, cela me paraît normal, veut jouer sa partition. Dans le contexte d'inquiétude concernant l'avenir de la presse, les journalistes regardent avec suspicion l'arrivée de capitalistes comme Arnault, Dassault ou Pinault... La meilleure réponse à apporter est celle des journaux que l'on fait chaque jour.

Entre un Monde très élitiste et un autre qui s'adresserait au plus grand nombre, quel serait votre penchant?

Le Monde ne sera jamais un journal populaire. Il faut assumer ce que l'on est. Si on veut faire Le Parisien, on se fourvoiera. Si on veut faire Libération, on se fourvoiera. Nous serons toujours dans une forme d'exigence et d'élitisme dans le bon sens du terme. Le Monde et les autres titres du groupe resteront des lieux où l'on donne à expliquer le monde.

Quelle qualité première faut-il avoir pour ne pas se brûler les ailes au poste que vous occupez?

Ma porte est ouverte. Je parle à tout le monde, j'essaie de tout comprendre. Je suis dans une phase où j'emmagasine beaucoup de choses, sans oublier que, derrière, il faut des décisions. J'ai un mandat de six ans. Mon travail sera fait lorsque j'aurai remis ce groupe dans sa cohérence, éditoriale et économique, et aussi quand je l'aurai installé sur les secteurs d'avenir.

Avez-vous encore le temps d'écrire?

En ce moment, non. De ce point de vue-là, c'est vrai que c'est un sacrifice. Mais je suis tellement dévoré du matin au soir!

Vous êtes entré de plain-pied dans l'establishment...

Je ne le vis pas comme ça. Mon style de vie n'a pas changé. Je ne suis pas dans les dîners en ville, ou très rarement, car c'est à ce moment-là que vous ne vous appartenez plus. Je sais aussi que sur un parcours long - et c'est l'ancien coureur d'étapes qui parle - il y a des jours où vous êtes moins bien mais où il faut rester en selle. Garder de l'énergie pour ce qui compte vraiment