Rebonds

 

Le major Minc et «Toulouse 28»

 

Michel Jourde maître de conférences en littérature française à Lyon.

QUOTIDIEN : mercredi 20 février 2008

De l’intéressant discours prononcé par M. Alain Minc le 11 février devant le conseil de surveillance du Monde, à l’occasion de sa démission, nous ne retiendrons qu’un passage de la fin, où il exprime sa «préoccupation majeure» au sujet des pages Débats du quotidien : «Je considère que les débats sont marqués par un certain populisme universitaire. Je préfère lire dans les pages Débats les traductions de chroniques de Mario Vargas Llosa dans El País, de Timothy Garton Ash dans The Guardian ou d’Alessandro Baricco dans La Repubblica plutôt que je ne sais quel point de vue du prof de Toulouse 28.»

Cette dernière expression, qui peut surprendre, vient donner une forme plaisante et mémorable au concept de «populisme universitaire» élaboré dans les lignes précédentes. «Toulouse 28» est une plaisanterie fondée sur la dénomination des universités françaises, qui comprend un chiffre lorsqu’une même agglomération possède plusieurs universités (de Toulouse-I à Toulouse-III, de Paris-I à Paris-XIII). Cette numérotation, induite par la loi Faure de novembre 1968, n’est pas fondée sur un quelconque système de valeurs, mais sur les répartitions disciplinaires et sur les dates de création des différents établissements. Ce qui fait donc «peuple» ici, c’est l’anonymat («je ne sais quel point de vue du prof de…»), c’est «Toulouse» (qui ne saurait prétendre être ni Madrid, ni Londres, ni Rome, ni Paris), et c’est «28», qui suggère une queue de classement stigmatisant une répugnante médiocrité.

Ce trait d’esprit n’est pas surprenant dans ce qu’il révèle de son auteur. Nous savions déjà tout cela : la permanence de la structuration géographique dans l’expression française du mépris intellectuel, la valorisation de la réussite individuelle opposée à l’anonymat, le goût infantile du top ten dans les cerveaux les plus rutilants. Plus tôt dans son discours, M. Minc a cherché à humilier les rédacteurs du Monde en leur rappelant que, «avec 30 bouquins au compteur», il a «écrit plus de livres dans [sa] vie qu’aucun journaliste au Monde (mais faut-il vraiment la majuscule ?) n’en écrira jamais» et que, avec «plus de 3 millions d’exemplaires» vendus, il peut prétendre savoir «ce qu’attend un lectorat». Que ne confia-t-on les rênes du New York Times à Guy des Cars ?

En revanche, ce trait d’esprit parvient presque à surprendre par la crudité de l’éclairage qu’il porte sur une des causes de la crise de l’université française. Existe-t-il en effet un autre pays où les élites intellectuelles se flattent à ce point de ne pas connaître les universités, tout simplement pour ne les avoir jamais fréquentées, ni à Toulouse ni ailleurs ? C’est là, dans ce regard de Huron, dans ce «Toulouse 28» prononcé avec gourmandise pour faire sourire les amis, que les discours autorisés sur l’université trouvent leur autorité, c’est là que les visionnaires fondent leur vision de ce que doit être l’avenir de l’université.

C’est aussi dans ce genre de sentiment et de certitude qu’on trempe la plume qui écrit les rapports. Outre leur réussite, l’affichage de leur mépris, leur prolixité sans limite, leur goût pour l’approximation intellectuelle et leurs diverses condamnations pour plagiat, M. Minc et M. Attali, par exemple, ont en commun d’avoir été les majors, comme on dit, de ces quelques grandes écoles françaises qui vivent à l’abri du monde universitaire - ce qui n’est pas le cas de toutes : mes propres étudiants, également recrutés sur concours, suivent des cours à l’université et participent aux mêmes concours d’enseignement que les autres étudiants français. Vue depuis cette éminente position du major, l’université est sordide et ne saurait être autrement. Il y a là des conceptions du savoir et de l’excellence qui s’opposent et ne peuvent pas se concilier.

La haine des formes collectives de la vie savante - certes jamais à l’abri de la médiocrité, mais qui peut prétendre l’être ? - fut visiblement, pour ces majors, un puissant moteur. Peut-être eurent-ils raison ? Une seule page de M. Minc, sur l’un des innombrables sujets qu’il a traités - de sciences économiques, d’histoire, de sciences politiques -, échapperait-elle à l’accusation d’incompétence si son auteur s’exposait soudain aux pratiques communes de la vie universitaire : colloques où l’on parle d’égal à égal, comptes rendus détaillés dans des revues spécialisées, évaluations par ses pairs… ?

Encore faut-il se reconnaître des pairs. Même dans ses activités d’exportateur de pruneaux [il possède une exploitation dans le Lot-et-Garonne, ndlr], on dit que M. Minc est leader.



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